Evidemment, il est permis de rester perplexe. Comment être crédible, quand on passe son temps à défendre des causes, et que soudain, on se met à prôner un désengagement absolu ?
Quand on bataille pour le sauvetage de l’éducation, des ressources naturelles, de la dignité humaine, et que subitement, on se met à défendre avec la même énergie le refus de l’interventionnisme, la non-ingérence dans la vie d’autrui comme horizon indépassable ?
(L’horizon indépassable, M’sieur Kant, il l’appelle « idéal régulateur », et j’ai toujours adoré l’idée. Un absolu inaccessible que l’on sait tel, mais auquel on ne doit pas renoncer. A soi tout seul, ça définit d’ailleurs bien ce que doit être le politique : « rendre possible ce qui est nécessaire ». Cela dit, comme styliste, on fait mieux que le « grand Chinois de Königsberg », ainsi que l’appelait Nietzsche. Parce que toute puissante que fût sa pensée, il écrivait quand même comme un pied. Alors on va le laisser se rendormir en évitant de le réveiller davantage.)
Donc, comment c’est-y qu’on va résoudre cette contradiction, hein ? Ben comme toujours, en la dépassant grâce à Miss Dialectique. Vous savez, cette idée merveilleuse qui considère tout objet comme un millefeuille, et qui fournit en plus le ressort permettant de passer d’une couche à l’autre, un peu selon le principe du saut à la perche. Et hop, quand y en a plus, y en a encore, une profondeur de plus à explorer.
(Certes, le millefeuille, c’est un peu monotone : crème, biscuit, crème, biscuit, et c’est pas la couche de sucre glace au sommet qui évite la lassitude. En plus, elle fait éternuer si on respire au mauvais moment.
Non, je préfère l’opéra, ce petit truc qui alterne beurre de cacao, crème au beurre saveur moka, une petite couche feuilletée 100% pur beurre, un peu de praliné pur sucre, etc. Que du léger, mais que du bon.
Mais on va garder le millefeuille comme métaphore, parce que dans la phrase suivante, la polysémie de l’opéra* ,ça fait tache. Et pas que sur la chemise blanche du dimanche.)
Donc, disais-je avant d’être importunément interrompue par moi-même et de ne parvenir qu’avec difficulté à sortir du pétrin de cette digression pâtissière, c’est oublier un peu vite qu’un être humain, à l’instar d’un millefeuille, a plusieurs couches. Avec, dans l’ordre d’apparition à l’ego : son caractère, son histoire, ses idées. Et j’ai toujours pensé que ses actions reflétaient davantage les deux premières composantes que la dernière, artefact somme toute assez secondaire, sauf pour ceux qui sont capables de mourir et de faire mourir pour elles autrement que de mort lente.
Bref, on peut bien à la fois avoir construit une conception du monde et de la nature humaine qui pousse à discourir sur tout et n’importe quoi, juché sur les échafaudages rutilants d’analyses biscornues, avec le même enthousiasme indescriptible qu’un enfant assemblant la plus haute tour de legos jamais vue par les murs de sa chambre (car les murs ont des yeux autant que des oreilles, on l’oublie trop souvent), et demeurer aussi pusillanime qu’un chinchilla dès qu’il s’agit d’infléchir le cours de la vie privée d’autrui de quelque façon que ce soit. Se trouver, seul devant sa page blanche ou son écran luminescent, des élans d’orateur prêt à changer la face du monde depuis la chambre des députés de la Troisième République, et demeurer, dès qu’il s’agit de s’adresser à la première épaisseur de chair humaine venue, aussi réservé et pétrifié qu’un bas-bleu dans une maison close.
Asséner au clavier de grands coups de vérités, mais ne jamais se permettre de donner des conseils à quiconque sur la façon de mener sa vie, comme tant d'autres le font dans les conversations de tous les jours. Ou bien faut vraiment qu'on vous marche sur les pieds et alors, quand même, vous suggérez au passant de bien vouloir aller poser ses péniches ailleurs, si ça ne le dérange pas trop.
Car l’interventionnisme que s’arrogent tant de bonnes âmes charitables sur l’existence du premier venu qui passe à leur portée m’a toujours sidérée.
Cela va de la débonnaire mais étouffante insistance de ces maternelles maîtresses de maison : « Mais si, allez, vous reprendrez bien encore une troisième fois de ce gros gâteau ! » alors qu’on est au bord de l’apoplexie, au verre de champagne tendu avec le sourire carnassier et l’assurance qu’il sera accepté. Avoir l’inconcevable audace de répondre d’une petite voix désolée que non, on n’aime pas le champagne risque alors de le glacer à tout jamais. « Comment ?! Vvvvous n’aimez pppas llle chhhampagne ? » s’insurge le prévenant flûtophore, aussi choqué que si l’on avait déclenché le tonnerre de Zeus en pleine messe dominicale ou si l’on avait affirmé haut et fort sa sympathie pour la si pittoresque coutume de l’excision. Alors, comme je suis bien élevée, bonjour monsieur, merci madame, je prends la flûte, j’y trempe délicatement mes lèvres en fin connaisseur, et je la repose dès que je peux, à moins de pouvoir la refiler à quelqu’un pour qui la promiscuité labiale avec ma personne via la médiation d’un fluide alcoolisé ne constitue pas un motif de dégoût rédhibitoire.
Bref, cette insistance intrusive de tant de bonnes gens qui s’arrogent le droit de décider de ce que vous allez infliger à votre estomac m’a toujours laissée perplexe. Bien sûr, tout hôte se trouve, par définition, dans l’obligation de décider à la place de ses invités de ce qu’ils vont absorber. Mais l’hôte propose, et l’autre dispose. Quel besoin de pousser plus avant l'ingérence en ingestion ? D’ailleurs, il est bien probable que là est à chercher, dans cette réticence à décider pour autrui, mon peu de goût pour la cuisine. Comment ça, c’est pas crédible et seule est en cause ma paresse ? L’un n’empêche pas l’autre, mais je vous en prie !
Sans parler des certitudes bien figées de ces bonnes mères de famille qui vous assènent que "Si, si, ma chère, je vous assure, avoir un frère ou une soeur, c'est absôôlument indispensable pour l'épanouissement d'un enfant. Un fils unique, pouah, quelle horreur ! Il sera un monstre d'égoïsme, un tombeau de mélancolie !" Ben oui, hein, z'avez qu'à regarder sa mère...
Non mais quand même, en y réfléchissant deux secondes, n’est-ce pas hallucinant, cette intrusion de ceux qui ne vous sont rien ou si peu dans ce que vous devez faire de vos entrailles ?
Sans parler non plus de cette conception mortifère qui confond aimer et posséder, embrasser et contraindre, union et annexion, conquête et bannissement.
Bref, ceux qui passent leur temps à vous dire comment vous devez agir, vous, personnellement, ce que vous devez faire de vos tripes, de votre plume, de vos vacances, ça me fait fuir, à toutes jambes. Non mais, qui êtes-vous pour me donner des conseils qui ressemblent tant à des ordres ? Avez-vous trouvé le secret du bonheur absolu ? La pierre philosophale ? Savez-vous de quelle matière intime je suis tissée ? Non ? Alors gardez votre salive et passez votre chemin, merci bien.
Le problème, c'est que je me révolte ici, toute fiérote dans le silence feutré de mon refuge, dans la trop rare solitude chérie de mon bureau, mais ces nuées de conseils aussi denses que des essaims de mouches m'empoisonnent la vie outre mesure, se mêlent à mes propres indécisions et me travaillent jusqu'à me dissoudre dans une cacophonie infernale où je n'entends plus ma propre voix. Comme ce supplice chinois de la goutte d’eau qui finit par engendrer la folie.
Bien sûr, je ne parle pas des conseils des vrais amis que l’on sollicite. Il ne s’agit pas de faire la sourde oreille à la sagesse de ceux qu’on estime. Il s’agit que les Madame Michu à poil teint et à poussettes en fer vous lâchent les godillots.
Faudrait pas non plus que tout le monde se sente réduit au silence par tant de véhémence, et que je me retrouve toute seule à hurler dans mon désert. C’est pas contrariant, le désert. Ca vous laisse mourir de soif dans le calme. Néanmoins, je crois que je préfère encore être dérangée de temps de temps.
Mais c’est à ce niveau-là, celui de l’interférence entre les personnes, que me semble séduisante cette conception de la vie si légère de Pessoa, cette si petite vie en marge, "je ne fais que passer, ne vous dérangez pas", cet idéal fantasmé de l’effacement, de la dissolution dans la contemplation. Cherchant sa vie durant à réduire son empreinte autant que possible, se cachant derrière des pseudonymes, gardant toujours son petit boulot d'employé de bureau invisible, ne s'engageant en rien, pour que rien ne dérange le continuum de ses méditations.
Ma vie sans moi, pour reprendre le titre de ce si beau film d’Isabel Coixet.
(Rappel) « Nous vivons tous, ici-bas, à bord d’un navire parti d’un port que nous ne connaissons pas, et voguant vers un autre port que nous ignorons ; nous devons avoir les uns envers les autres l’amabilité de passagers embarqués pour un même voyage. […] Ne pas faire de bien, parce que je ne sais ni ce qu’est le bien, ni si je fais réellement le bien lorsque je crois le faire. […] Dans le doute, je m’abstiens. Et il me semble même qu’aider ou conseiller, c’est encore, d’une certaine manière, commettre la faute d’intervenir dans la vie d’autrui. »
Et ce rêve récurrent et impossible, « ce rêve étrange et pénétrant », dirait Verlaine, m'a tentée un bon moment, me tente toujours. Pourtant, une fois qu’on a mis le doigt dans l’engrenage de la vie de famille, qu’on a fondé (fondu, en l’occurrence) une chaîne dont on est le maillon inaugural, ffrrrrout, envolée, la liberté de disparaître, de s’effacer. Les deux pieds dans la glaise et les deux mains dans la lessive.
Et puis, quoi que l'on fasse, on intervient toujours dans la vie d'autrui, comme repoussoir ou comme modèle, par le seul fait d'exister et d'être perçu de telle ou telle façon. L'universel effet papillon, ces infimes bruissements qui influencent les trajectoires des autres. Cette passante, par exemple, ignore que c'est en voyant sa grâce que je me suis décidée à me coiffer comme elle.
Et puis aussi, cette non-ingérence ne fonctionne qu’entre adultes indépendants, autonomes, égaux. Elle ne peut évidemment tenir dans un rapport déséquilibré : entre l’enfant qu’on éduque et les adultes qui le guident, dans les situations d’urgence, etc...
En cas de péril, ne pas intervenir, c’est intervenir, c’est tuer. Il est des cas ou refuser de tendre la main, c’est la couper à l’autre. La non-assistance à personne en danger, ce n’est pas être neutre, c’est se faire complice de l’accident ou du bourreau. Respecter la liberté de l’autre, ce n’est pas le regarder se noyer sans broncher en se disant que c’est peut-être lui épargner le supplice beaucoup plus long auquel il sera soumis plus tard en mettant des années à mourir d’un cancer. Ne pas intervenir, ce n’est pas rester bras croisés et bouche cousue. C’est sauver et laisser choisir en connaissance de cause. C’est dire et expliquer sans conclure. C’est éclairer sans guider. C’est donner les moyens de la liberté.
Et la liberté de choisir, en cette période d’Avent, mes bien chers frères, ne serait-ce pas de renoncer à cette désolante habitude des cadeaux de Noël qui illustrent si chèrement que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Combien sont-ils, les cadeaux qui font autant plaisir à ceux qui reçoivent qu’à ceux qui offrent ?
Si l’amour suffisait à inspirer, quel Eden ! Mais on le sait bien, dans ce domaine aussi, l’amour est aveugle. Les seuls cadeaux qui tombent juste, sauf bien sûr les commandes directes, ce sont ceux qu’on fait aux jeunes enfants dont les vœux sont si peu inhibés, si transparents qu’il faut vraiment de la mauvaise volonté pour tomber à côté, et ceux des amoureux en pleine fusion. Les autres se heurtent comme des mésanges à une vitre trop propre à l’infranchissable incommunicabilité entre les êtres, à l’imperméable étrangeté de l’autre. Certes j'exagère, et les petits présents amicaux m'ont toujours réjoui le coeur. Mais si l’on prenait en compte cette précaution élémentaire, ben ça éviterait d’engraisser inutilement le commerce, d’empoussiérer les étagères et d’épuiser les ressources.
(« Chaque jour qui passe fait la terre plus lasse », hélas Yannick.)
Alors je suggère (et me v’là à nouveau en train de prêcher, prétérition, quand tu nous tiens…) qu’en ces prochaines fêtes de fin d’année, au lieu de nous ruer, toutes voiles et cartes dehors, dans les rayons trop achalandés de nos boutiques débordantes, nous offrions des arbres, ici ou là.
Mais non, pas un sapin sans pieds ! Plutôt le certificat qui atteste qu’on a bien financé la replantation d’un arbre dans une forêt sinistrée. C’est bien, les arbres. Ca offre obligeamment son tronc prévenant aux amoureux qui s’étreignent, ça abrite du soleil et du vent, et ça fait respirer.
Plantez des arbres !
Où l’on constate qu’ignorer l’obscure essence du bien suprême ne dispense pas d’en bricoler des bribes en espérant ne pas trop se tromper.
* Merci à Ayron pour le lien.