6 janvier 2010
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Maxime Cohen est conservateur général des bibliothèques de Paris.
Au cours de ses Promenades sous la lune, il évoque aussi bien l’art de placer l’e muet et l’imparfait du subjonctif que les plaisirs du tabac ou du vin, l’art de l’essai d’Aulu-Gelle à Montaigne ou le bonheur,… Délectable flânerie.
« Une époque se révèle autant par les œuvres du passé qu’elle a aimées, délaissées ou haïes que par celles qu’elle a produites : l’engouement de l’Europe classique pour Virgile et l’indifférence ordinaire dont il souffre aujourd’hui nous éclairent sur le goût d’alors autant qu’ils nous alertent sur le nôtre. On pourrait faire l’histoire des siècles qui se sont nourris d’Homère et de ceux qui s’en sont passés. Marivaux ou Stendhal comptaient peu d’amateurs vers 1860 : il suffit de voir en quelle estime on les tient aujourd’hui ; ils seront peut-être oubliés demain. La poésie du dix-huitième siècle ne vaut pas grand-chose pour le moment, bien que nous soyons quelques uns à en faire nos délices : le siècle prochain la mettra peut-être au-dessus des romantiques, et Delille au-dessus de Rimbaud. Mais est-ce au goût d’une époque de décider pour celui d’une autre ? Et les contemporains ne sont-ils pas meilleurs juges des livres qui ont été faits pour eux que ces lecteurs étrangers des siècles futurs qui ne sont destinataires d’aucun ? Le jugement de ces derniers est par essence anachronique. L’éloignement dans le temps comme dans l’espace obscurcit l’intelligence et complique le jugement : la postérité n’est souvent que la longue histoire des contresens.
[…]
Il n’y a aucun livre dont il soit sage de regretter l’existence. Ceux qui ne lisent que les Modernes dont il subsiste presque tout corrigeront le scandale de cette assertion par l’étude des Anciens dont il ne subsiste presque rien. Tant d’ouvrages immortels à jamais disparus nous sont garants du prix qu’il est juste d’attacher au moindre rogaton. On gagne toujours à méditer sur la destruction des textes antiques dont les derniers volumes servirent d’emballage aux marchands de bonbons et de poisson frit ; et c’est à juste titre que le brasier où grillèrent les peintures de Zeuxis qui jetaient Platon dans des réflexion si profondes sur l’apparence et la réalité consume encore la mémoire des érudits.
Les livres, il est vrai, ont maintes fois été la cause indirecte de leur propre destruction. Les adorateurs d’un seul, scandalisés par la multiplicité des autres, ont souvent causé la ruine de tous ; et l’on connaît le bel apocryphe que l’historien de Saladin, Ibn al-Kifti, prête au calife Omar. Devant décider de préserver ou d’incendier la bibliothèque d’Alexandrie, il aurait posé cette alternative cynique :
« Ou bien ces livres disent la même chose que le Coran, et il faut les détruire parce qu’ils ne servent à rien ;
ou bien ils disent le contraire, et il faut les détruire parce qu’ils sont impies. »
Chimériques décrets des conquérants ! La paresse des copistes et la vogue des anthologies ont causé plus de dégâts à la littérature antique que la férocité des incendiaires. »
Et que ce soit par le feu du fanatisme ou par l’indifférence d'un public pas assez éclairé, la raison qui fit sombrer les plus purs chefs d’œuvre de l’intelligence humaine dans le néant est la même : l’ignorance.
Alors qu’importe que les scanners qui numérisent les antiques imprimés d’Europe appartiennent à Google ou à Bidule, il faut sauver les subtils rayons de nos bibliothèques avant que l’analphabétisme généralisé des futures générations ne transforme les temples du savoir en pistes de skate-board couvertes.
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Edition Grasset, pages 9-10 :
« Une époque se révèle autant par les œuvres du passé qu’elle a aimées, délaissées ou haïes que par celles qu’elle a produites : l’engouement de l’Europe classique pour Virgile et l’indifférence ordinaire dont il souffre aujourd’hui nous éclairent sur le goût d’alors autant qu’ils nous alertent sur le nôtre. On pourrait faire l’histoire des siècles qui se sont nourris d’Homère et de ceux qui s’en sont passés. Marivaux ou Stendhal comptaient peu d’amateurs vers 1860 : il suffit de voir en quelle estime on les tient aujourd’hui ; ils seront peut-être oubliés demain. La poésie du dix-huitième siècle ne vaut pas grand-chose pour le moment, bien que nous soyons quelques uns à en faire nos délices : le siècle prochain la mettra peut-être au-dessus des romantiques, et Delille au-dessus de Rimbaud. Mais est-ce au goût d’une époque de décider pour celui d’une autre ? Et les contemporains ne sont-ils pas meilleurs juges des livres qui ont été faits pour eux que ces lecteurs étrangers des siècles futurs qui ne sont destinataires d’aucun ? Le jugement de ces derniers est par essence anachronique. L’éloignement dans le temps comme dans l’espace obscurcit l’intelligence et complique le jugement : la postérité n’est souvent que la longue histoire des contresens.
[…]
Il n’y a aucun livre dont il soit sage de regretter l’existence. Ceux qui ne lisent que les Modernes dont il subsiste presque tout corrigeront le scandale de cette assertion par l’étude des Anciens dont il ne subsiste presque rien. Tant d’ouvrages immortels à jamais disparus nous sont garants du prix qu’il est juste d’attacher au moindre rogaton. On gagne toujours à méditer sur la destruction des textes antiques dont les derniers volumes servirent d’emballage aux marchands de bonbons et de poisson frit ; et c’est à juste titre que le brasier où grillèrent les peintures de Zeuxis qui jetaient Platon dans des réflexion si profondes sur l’apparence et la réalité consume encore la mémoire des érudits.
Les livres, il est vrai, ont maintes fois été la cause indirecte de leur propre destruction. Les adorateurs d’un seul, scandalisés par la multiplicité des autres, ont souvent causé la ruine de tous ; et l’on connaît le bel apocryphe que l’historien de Saladin, Ibn al-Kifti, prête au calife Omar. Devant décider de préserver ou d’incendier la bibliothèque d’Alexandrie, il aurait posé cette alternative cynique :
« Ou bien ces livres disent la même chose que le Coran, et il faut les détruire parce qu’ils ne servent à rien ;
ou bien ils disent le contraire, et il faut les détruire parce qu’ils sont impies. »
Chimériques décrets des conquérants ! La paresse des copistes et la vogue des anthologies ont causé plus de dégâts à la littérature antique que la férocité des incendiaires. »
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En quantité, certes, mais Charybde n’est pas plus fréquentable que Scylla.Et que ce soit par le feu du fanatisme ou par l’indifférence d'un public pas assez éclairé, la raison qui fit sombrer les plus purs chefs d’œuvre de l’intelligence humaine dans le néant est la même : l’ignorance.
Alors qu’importe que les scanners qui numérisent les antiques imprimés d’Europe appartiennent à Google ou à Bidule, il faut sauver les subtils rayons de nos bibliothèques avant que l’analphabétisme généralisé des futures générations ne transforme les temples du savoir en pistes de skate-board couvertes.