Les massacres de Chio, Delacroix.
Ce soir, pas eu le temps de détourner le regard de Pierre petit à temps pour l’empêcher, passant par le salon après le bain et avant le lit, de se poser sur des images de fin du monde. On y voyait, bien alignés sur le sol, de très jeunes enfants, emmaillotés dans des linceuls blancs, attendant d’être chargés sur des brancards avant d’être évacués vers la fosse commune la plus proche. Un quart de seconde plus tard, remarque vaguement étonnée du bonhomme de quatre ans :
« Ils ont une drôle de façon de s’occuper des bébés ! »
Et, perplexe et presque vaguement amusé, il ajoute : « Ils les mettent dans des sacs ! »
Mais après deux ou trois questions et autant de réponses embarrassées, l’évidence était là, indéniable.
« Ils sont morts ? Cassés comme leurs maisons ? Et après, on les enterre ?
Et leurs mamans, elles sont très tristes ? »
Etre mère dans l’horreur. Je ne sais pas si on fait pire. Déjà, l’affronter quand on n’a que sa propre détresse à domestiquer… Mais être dans l’incapacité de soulager celui à qui on a "infligé la vie", comme disait Chateaubriand. Voir souffrir son enfant, sous la peur, sous la faim, sous la soif, sous l’ignorance de ce que sera l’heure suivante, sous les blessures et les infections, et ne pouvoir lui apporter nul remède, nulle réponse. Lire dans ses yeux le verdict de sa propre impuissance à obliger le monde à le sauver. A rétablir l’ordre des choses : manger, dormir, jouer. « Maman, pourquoi n’y peux-tu rien ? Tu n’as pas plus de pouvoir que moi, ballottée comme tous les autres dans l’Histoire. »
Le rassurer, quand même, par instinct, par habitude, hurlant sous les déflagrations. Le serrer contre soi, le panser de caresses.
Imaginer les ravages de la guerre dans son esprit qui aura vieilli, en quelques jours, de plusieurs siècles. Qu’en ressent-il ? Comment se représente-t-il ceux qui lâchent ces monstres de feu ? Quelles pensées traversent les gravats de son âme ? Terreur ? Vengeance ? Hébétude ?
Se résoudre à le laisser dans un coin, prostré, pour rassembler à la hâte quelques affaires : le pain qui reste (s’il en reste), un peu d’eau. Ah non, les conduites sont explosées, plus d’eau potable. Il va falloir courir au hasard des rues pour désaltérer sa gorge desséchée, déjà.
Quelques vêtements. Pas trop pour ne pas s’encombrer et ralentir sa fuite.
Le calmer. Lui donner des raisons. Lui expliquer l’inexplicable. « Ca va passer. » Un jour, ce sera calme. Un jour, la paix sera. « C’est quoi, la paix ? » Difficile de répondre. Depuis soixante ans de guerre, la mère pas plus que le fils ne savent à quoi ça ressemble. Un mythe parmi d'autres, probablement.
Il a faim. Il ne pleure plus. Il n’en a plus la force.
D’autres bombes s’abattent. Des murs s’effondrent. Du sang salit son visage encore beau, malgré la misère. Où, où est-il blessé ? Vite, vite, savoir où. Sur son front, un éclat. Peu profond, heureusement. Fulgurant soulagement. Mais il gémit. Il a mal. Au ventre, montre-t-il de ses mains qui se serrent. Et le calvaire, le vrai, commence. « Un paquet hurlant de souffrances intolérables »* . Chercher, éperdument, ce qui pourrait ressembler à un médecin. L’hôpital est en ruines, et dans le campement précaire où les soins sont donnés, cela fait longtemps qu’il n’y a plus ni anesthésiques, ni désinfectants, ni rien. Amputations à vif, plaies purulentes, agonies sans fin. C’est beau, un embargo.
* (Erich Maria Remarque, A l’Ouest rien de nouveau)
A des milliers de kilomètres de là, les marchands d’armes se frottent les mains. Encore de bien beaux bénéfices en perspective. C’est chouette quand même, tous ces gens qui se tapent dessus sur commande. Rien de plus facile à attiser que la haine. Et le pire, c’est qu’ils y croient, ces pantins tueurs, à la cause qu’on leur agite sous le nez comme un chiffon rouge sous le museau du taureau.
Et ça ne date pas d’hier :
« On croit mourir pour la patrie, et on meurt pour des industriels. »
dixit il y a un siècle Anatole France.
« Lorsqu'un gouvernement est dépendant des banquiers pour l'argent, ce sont ces derniers, et non les dirigeants du gouvernement qui contrôlent la situation, puisque la main qui donne est au-dessus de la main qui reçoit. » (Hein M'sieur Bush ?)
Napoléon Bonaparte. Eh oui, il avait quand même pigé un certain nombre de trucs avant de virer barjo.
Non seulement les guerres ne sont pas décidées par les peuples, mais à peine davantage par leurs gouvernements. Ce sont les intérêts financiers et cette satanée et protéiforme soif de pouvoir qui tirent les ficelles : rien de tel qu'une bonne guerre pour faire marcher les aciéries. « Il suffit alors de trouver le premier prétexte venu, incident diplomatique ou attentat, tensions de voisinage ou cristallisation idéologique factice pour mettre le feu aux poudres et mobiliser les foules. »
(Noam Chomsky, propos en substance, recueillis par Daniel Mermet.)
C’était le cas en 1914, en 1933, en 2001. Ca l’est toujours aujourd’hui.
Et quand la cause en question est aussi docilement source de conflit que la promiscuité et une densité de population démentielle, y a plus qu’à s’installer confortablement pour assister au spectacle.
Gaza : plus de 700 (?) morts en moins de deux semaines de bombardements.
Congo : six millions de morts en dix ans de massacres, depuis 1998.
Sri Lanka : plus de cent mille morts depuis 1997.
Pour n’en citer que quelques uns qui font rage aujourd'hui ...
(Même si le point de vue adopté dans le lien n'est pas impartial et construit une moche argumentation sur le macabre décompte en disant : "On en tue moins que d'autres donc on n'est pas méchants", le tableau permet de se rendre compte de l'ampleur du désastre. Il ne s'agit pas de relativiser, de minimiser l'un par rapport à l'autre dans un marchandage sordide et indécent, il importe seulement de constater. Je n'ai pas croisé les chiffres avec d'autres données, donc, prudence.)
Et parce que rien ne ressemble à une victime de guerre comme une autre victime de guerre, pour finir, ce poème d’Hugo écrit après le massacre de l’île grecque de Chio par l’armée ottomane qui émut toute l’Europe romantique (Byron, aussi, notamment ou Delacroix).
Passons sur la peu probable blondeur et les yeux bleus de l’enfant grec dont la symbolique de pureté, après le passage d'Adolf, met un peu mal à l’aise, et lisons :
L’enfant
Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil,
Chio, qu'ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un choeur dansant de jeunes filles.
Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée ;
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage oubliée.
Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l'onde,
Pour que dans leur azur, de larmes orageux,
Passe le vif éclair de la joie et des jeux,
Pour relever ta tête blonde,
Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner
Pour rattacher gaîment et gaîment ramener
En boucles sur ta blanche épaule
Ces cheveux, qui du fer n'ont pas subi l'affront,
Et qui pleurent épars autour de ton beau front,
Comme les feuilles sur le saule ?
Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ?
Est-ce d'avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus,
Qui d'Iran borde le puits sombre ?
Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand,
Qu'un cheval au galop met, toujours en courant,
Cent ans à sortir de son ombre ?
Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l'oiseau merveilleux ?
- Ami, dit l'enfant grec, dit l'enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.
Victor Hugo, Les Orientales.