Crédit photo : Sof17
Comme tout petit n’enfant qui a la chance de pousser dans un décor bucolique au moins dominical, Pierre petit adore cueillir des fleurs.
Au tout début, après les avoir occises au ras de la corolle, il les gardait jalousement dans sa menotte fermée, et il en ressortait quelques instants plus tard une purée de pétales modérément esthétique dégageant, mêlés à la moiteur de sa paume et à la poussière du chemin, une odeur qui ne ressemblait que de fort loin au fumet délicat des alambics parfumeurs de Grasse.
Puis les tiges s’allongèrent. Elles devinrent présentables, et furent offertes en bonne et due forme à sa maman ou à toute autre présence féminine dans les parages.
(Cet enfant a un sens de la galanterie mystérieusement inné. Il n’avait pas encore deux ans qu’il essaya de séduire la maman inconnue d’une condisciple dans un square en lui faisant présent d’une somptueuse feuille morte desséchée à souhait.)
Mais contempler la production florale d’une belle étendue verdoyante désastreusement moissonnée m’a toujours procuré un léger pincement au cœur.
Bien sûr, j’avais, comme il se doit, soin de toujours remercier chaleureusement le fruit de mes tripailles de ces offrandes rituelles, mais lorsque cette habitude se mua en extermination systématique à échelle industrielle des primevères et autres violettes sylvestres, je ne pus m’empêcher de lui réitérer, mêlée à l’expression de ma gratitude, l’assurance que je préférais de loin laisser après notre passage le tendre tapis vert parsemé de taches vives et claires, que de ne plus tenir à la fin de la promenade que le cadavre déjà pourrissant d’une malheureuse anémone des bois assoiffée.
Il fallut que les fleurettes champêtres passassent encore une saison en enfer avant que le message n’arrivât à bon port, sur le bateau ivre de joie de sa ferveur filiale.
Mais ô félicité suprême ! Dès les premiers rayons de ce printemps, la mission était accomplie, et le témoin passait du sacrifice floral au rituel verbal.
L’humanité mit des millénaires à transformer les sacrifices humains de ses religions implacables en liturgie symbolique. Il suffit de quelques ans au petit Pierre (sur le dos duquel nulle église n’est encore bâtie) pour épargner à tant d’innocents pédoncules ces barbares arrachages sanguinolents de sève : une Révolution s’était accomplie.
Il était passé du don au dire, du cadeau à la parole. Et il avait compris que rien ne faisait plus plaisir au spécimen de dame qui lui sert de maman qu’une belle parole. Bien plus que l’objet qu’elle remplace.
Je lui avais en effet suggéré, pour ne pas briser l’élan de sa générosité, ni froisser la fragile éclosion de sa tendresse, de simplement me montrer quelles fleurs il souhaitait m’offrir, lui affirmant que ce geste dédicatoire seul suffisait à mon bonheur. Parce que « c’est l’intention qui compte » et que je saurais ainsi, en voyant ces fleurs poursuivant paisiblement dans l’herbe leur brève vie de fleurs, qu’il m’en avait fait don, et que cela valait reconnaissance.
Et de le voir, enthousiaste et triomphant à chaque essaim de fleurettes rencontré, les désigner d’un ample et caressant mouvement de la main accompagné de l’auguste formule : « Maman, ces fleurs-là, je te les offre, et puis celles-là aussi ! » avec la fierté solennelle et sautillante d’un universel propriétaire terrien faisant visiter son domaine à son invitée, et ben vous savez quoi ? Ca m’émeuhhh !
Heureusement que l’analogie bovine s’arrête là. S’agirait pas que cette empathie fusionnelle avec la nature ne pousse sa génitrice, telle une génisse en appétit, à brouter ces fleurs dont le salut fut conquis de si haute lutte.
Ainsi êtes-vous prévenus : toute sauvagine des prés croisée dans la région m’appartient désormais symboliquement. Mais rassurez-vous. Je ne réclame pas de péage à qui passe devant, ni de pourcentage à qui les regarde avec un peu trop d’insistance.
Ou comment enseigner à sa progéniture la toute puissance du verbe créateur et protecteur de vie, capable de donner sans rien prendre, et d’offrir sans rien coûter.
Ainsi naquit le onzième commandement :
A Pâques, point de pâquerette ne guillotineras, et les douceurs par la parole prodigueras.